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PLUTARQUE

 

DE LA MUSIQUE

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

PLUTARQUE
DE LA MUSIQUE

PERSONNAGES DU DIALOGUE : ONESICRATES, SOTERICHOS, LYSIAS.

I. — Préambule.

La femme de Phocion, surnommé l'Honnête, disait qu'elle avait pour parure les exploits militaires de son mari. Quant à moi, je regarde comme une parure, non seulement pour moi-même, mais pour tous mes familiers, le zèle de mon maître pour l'étude. Et, en effet, les succès les plus illustres des hommes de guerre se bornent, on le sait, à sauver d'un péril momentané quelques soldats, ou une seule ville, ou tout au plus un seul pays ; jamais ils n'ont rendu meilleurs ni les soldats, ni les habitants de la ville ou du pays. Mais l'instruction, qui est l'essence du bonheur et la source de la sagesse, ne limite pas son utilité à une maison, à une ville ou à un pays, mais l'étend au genre humain tout entier. Autant donc les avantages qu'on retire de l'instruction l'emportent sur tous les exploits militaires, autant le zèle qui a l'instruction pour objet est digne de mémoire.

II. — Occasion et objet de l'entretien.

Or donc, le deuxième jour des Saturnales, l'excellent Onésicratès avait invité, entre autres, au festin quelques amis savants en musique : c'étaient Sotérichos d'Alexandrie et Lysias, un de ceux qui recevaient de lui une pension. Quand les rites d'usage furent accomplis :

« Rechercher à cette heure, dit-il, quel est le principe de la voix humaine, ce serait là, mes amis, un sujet déplacé dans un banquet : cette étude exige plus de loisir et de sobriété. Mais puisque la voix est définie par les meilleurs grammairiens « une percussion de l'air, sensible à l'ouïe », et puisque le hasard a voulu qu'hier nous nous soyons occupés de la grammaire, considérée comme l'art de figurer par des lettres les sons de la voix et de les conserver pour la mémoire, voyons quelle est, après celle-ci, la deuxième science qui se rapporte à la voix. Je pense que c'est la musique. N'est-ce pas, en effet, un acte pieux, un devoir principal pour les hommes de célébrer par des chants les dieux qui, par une grâce particulière, ont accordé à eux seuls une voix articulée? C'est ce qu'Homère lui-même a fait entendre dans ces vers :

« Eux, pendant tout le jour, apaisaient le dieu par leur chant, — entonnant un beau péan, les fils des Achéens ; — ils chantaient Celui qui frappe au loin, et lui, réjouissait son cœur à les entendre. »
« Allons donc, confrères en musique, rappelez à nos amis qui le premier a cultivé cet art, comment il s'est perfectionné avec le temps, quels hommes sont devenus célèbres parmi ceux qui ont pratiqué la science musicale, enfin de quel nombre et de quelle nature sont les avantages qu'on retire de cet exercice. »

III. — De l'origine de la musique.

« Ainsi parla le maître. Alors Lysias, prenant la parole : C'est un problème souvent agité, dit-il, cher Onésicratès, que tu soulèves. La plupart des Platoniciens et les meilleurs philosophes du Lycée se sont, en effet, appliqués à écrire sur l'ancienne musique et sur la dégénérescence qu'elle a subie. De même, parmi les grammairiens et les harmoniciens, ceux qui ont atteint le savoir le plus élevé se sont beaucoup occupés de ce sujet. Aussi existe-t-il entre les auteurs les plus grandes divergences d'opinion. D'une part, Alexandre, dans son Recueil sur la Phrygie, dit qu'Olympos le premier introduisit parmi les Grecs le jeu des instruments à cordes, en même temps que les Dactyles de l'Ida ; Hyagnis aurait été le premier joueur de flûte, ensuite son fils Marsyas, puis Olympos. De son côté, Héraclide, dans son Recueil des musiciens célèbres, rapporte que la citharodie et la composition citharodique eurent pour premier inventeur Amphion, fils de Zeus et d'Antiope, qui reçut apparemment les leçons de son père. Il fonde cette opinion sur le registre lapidaire déposé à Sicyone, d'après lequel il énumère les prêtresses d'Argos, les compositeurs et les musiciens. A la même époque, dit-il, Linos d'Eubée composa des thrènes ; Anthès, d'Anthédon en Béotie, des hymnes ; Piéros, de Piérie, les poèmes sur les Muses. Puis Philammon, le Delphien, célébra dans ses chants les erreurs de Latone et la naissance d'Artémis et d'Apollon; le premier il institua des chœurs auprès du temple de Delphes. Thamyris, Thrace de nation, l'emporta sur tous ses contemporains par la sonorité et l'harmonie de son chant, au point, si l'on en croit les poètes, qu'il osa provoquer les Muses à une lutte ; on raconte que le même personnage composa un poème sur la guerre des Titans et des dieux. Un autre vieux musicien aurait été Demodocos, de Corcyre, qui mit en vers le sac d'Ilion et le mariage d'Aphrodite et d'Héphaestos ; puis encore Phémios d'Ithaque, qui célébra le retour des héros revenus de Troie avec Agamemnon.

« Les textes de ces premières compositions n'étaient pas en rythmes libres, affranchis de mesure régulière, pareils à ceux de Stésichore (?) et des anciens lyriques, qui composaient des vers héroïques et y adaptaient des mélodies. C'est ainsi, continua Lysias, que Terpandre, qui composa des nomes citharodiques, dans chacun de ses nomes mit en musique des hexamètres de sa façon et d'Homère et les chanta dans les concours... La preuve que les nomes citharodiques d'autrefois étaient écrits en hexamètres, c'est que Timothée, dans les premiers nomes qu'il chanta, mélangea les hexamètres aux rythmes dithyrambiques, pour ne point paraître violer du premier coup les lois de l'ancienne musique. De même que Terpandre, Clonas, le premier créateur des nomes aulodiques et des chants processionnels, composa des distiques élégiaques et des vers héroïques. Polymnestos de Colophon, qui vint après lui, employa encore les mêmes genres de vers.

IV. — L'aulodie et la citharodie primitives.

« Les nomes du temps de ces maîtres, cher Onésicratès, étaient, pour l'aulodie, le Réservé, l'Elégiaque, le Comarque, le Cordeau, le Funéraire et le Trimèle; plus tard furent inventés les airs appelés Polymnestiens. Les nomes de la citharodie furent constitués peu de temps avant ceux de l'aulodie, à l'époque de Terpandre. Ce fut lui qui donna le premier leurs noms aux nomes citharodiques ; il les appela le Béotien et l'Éolien, le Trochée et l'Aigu, le Cépion et le Terpandrien, enfin le Tétraède. Terpandre composa également des préludes citharodiques en vers hexamètres.

« Terpandre paraît aussi avoir excellé dans l’art du citharède : les registres lui attribuent, en effet, quatre victoires consécutives aux jeux Pythiques. Son époque est très reculée. Glaucos d'Italie, dans un traité sur les anciens compositeurs et musiciens, montre qu'il est plus ancien qu'Archiloque ; il dit que Terpandre fleurit le second après les premiers créateurs de l'aulétique et qu'il prit pour modèles Homère dans ses vers, Orphée dans ses mélodies. Quant à Orphée, il est clair qu'il n'imita personne, car avant lui il n'y avait rien eu, si ce n'est les compositeurs d'airs aulétiques, dont l'œuvre n'offre aucun rapport avec celle d'Orphée. « Clonas, le créateur des nomes aulodiques, qui vécut peu après Terpandre, était de Tégée, au dire des Arcadiens, de Thèbes, au dire des Béotiens. Après Terpandre et Clonas la tradition place Archiloque.

« D'autres historiens prétendent qu'antérieurement à Clonas, Ardalos de Trézène constitua le genre aulodique. Ils mentionnent aussi le compositeur Polymnestos, fils de Mélès de Colophon, qui aurait composé les nomes Polymnestos et Polymnesté.

« En ce qui concerne Clonas, les registres rappellent expressément qu'il composa les nomes le Réservé et le Cordeau; quant à Polymnestos, il a été également mentionné par les poètes lyriques Pindare et Alcman. Enfin, certains des nomes citharodiques composés par Terpandre sont, dit-on, l'œuvré du vieux Philammon de Delphes.

« Il y eut aussi un musicien nommé Sacadas d'Argos, compositeur de mélodies et de distiques élégiaques mis en musique; car, à l'origine, les aulodes chantaient des distiques élégiaques mis en musique, comme l'atteste le règlement des Panathénées relatif au concours musical. Le même Sacadas fut encore, d'après la chronique, un aulète excellent et trois fois couronné au concours pythique. Il est aussi mentionné par Pindare. Au temps de Polymnestos et de Sacadas, il y avait donc trois modes : le Dorien, le Phrygien et le Lydien. On dit que Sacadas composa une strophe dans chacun de ces trois modes et enseigna au chœur à les chanter, la première dans le mode Dorien, la seconde dans le Phrygien, la troisième dans le Lydien ; ce nome aurait été appelé Trimèle à cause de cette modulation. Toutefois, dans la chronique lapidaire de Sicyone sur les compositeurs, c'est Clonas qui est inscrit comme inventeur du nome Trimèle.

« En général, la citharodie de l'époque de Terpandre et jusqu'à l'âge de Phrynis conserva un grand caractère de simplicité, car il n'était pas permis autrefois de composer des airs citharodiques comme aujourd'hui, ni d'opérer, dans une même composition, des changements soit de mode, soit de rythme. Dans chaque nome on conservait jusqu'au bout l'échelle qui lui était propre, et de là même venait le nom de ces compositions : on les appelait « nomes », c'est-à-dire lois, parce que chacune d'elles avait un type d'échelle légal, dont il n'était pas permis de s'écarter. De même les textes (?) poétiques étaient assujettis à des règles sévères : on commençait par une invocation aux dieux, disposée à volonté, puis on passait aussitôt à la poésie d'Homère ou de quelque autre : c'est ce qui résulte clairement des préludes de Terpandre.

« La forme de la cithare fut aussi fixée pour la première fois au temps de Cépion, l’élève de Terpandre ; on l’appela Asiade parce qu'elle était en usage chez les citharèdes de Lesbos, île voisine de l'Asie. Péricleitos fut, dit-on, le dernier citharède de race lesbienne qui triompha au concours des Carnées à Lacédémone ; après sa mort, la succession jusqu'alors ininterrompue des maîtres citharèdes lesbiens prit fin. Quelques auteurs ont faussement avancé que Terpandre et Hipponax étaient contemporains ; il appert, au contraire, que Péricleitos lui-même est plus ancien qu'Hipponax.

V. — Débuts de l’aulétique.

« Après avoir fait connaître conjointement les anciens aulodiques et citharodiques, nous allons examiner séparément ceux de l'aulétique. On dit que le susdit Olympos, aulète d'origine phrygienne, composa un nome aulétique en l'honneur d'Apollon, celui qu'on appelle le nome Polycéphale. C'est cet Olympos, mignon de Marsyas, qui apprit de lui l'art de jouer de la flûte et introduisit en Grèce les nomes enharmoniques dont les Grecs font encore aujourd'hui usage dans les fêtes des dieux. D'autres prétendent que le nome Polycéphale est l'œuvre de Cratès, qui fut disciple d'Olympos. Enfin, Pratinas attribue ce nome à Olympos le jeune : celui-ci, dit-on, aurait été le neuvième descendant du premier Olympos, celui qui fut l'amant de Marsyas et l'auteur des nomes en l'honneur des dieux.

« Quant au nome dit du Chariot, on assure qu'il fut composé par le premier Olympos, l’élève de Marsyas. — Marsyas, selon quelques auteurs, s'appelait Massès; d'autres maintiennent qu'il se nommait bien Marsyas. On le donne pour fils d'Hyagnis, qui le premier inventa l'art de jouer de la flûte. — Que le nome du Chariot appartient à Olympos, c'est ce qu'on peut apprendre par la chronique de Glaucos sur les anciens compositeurs. On y verra aussi que Stésichore d'Himère n'a imité ni Orphée, ni Terpandre, ni Archiloque, ni Thalétas, mais bien Olympos, dont il utilisa le nome du Chariot et le genre dactylique, qui dérive, selon d'autres, du nome Orthien. D'autres prétendent que ce nome fut inventé par des Mysiens, car il y aurait eu une ancienne école d'aulètes de Mysie.

« Il existe encore un autre nome ancien dit du Figuier, que Mimnerme, au rapport d'Hipponax, jouait sur la flûte.

« Polymnestos aussi composa des nomes aulétiques; quant à savoir si réellement dans sa mélopée il s'est servi du nome Orthien, comme le disent les harmoniciens, je ne puis l'affirmer avec certitude; car les anciens n'ont rien rapporté à ce sujet.

VI. — Fondateurs du genre choral.

« La première institution musicale fut donc fondée à Sparte par Terpandre. Quant à la seconde, ceux qui passent surtout pour en avoir été les chefs sont Thalétas de Gortyne, Xénodamos de Cythère, Xénocritos de Locres, Polymnestos de Colophon et Sacadas d'Argos. C'est, en effet, dit-on, sur l'initiative de ces maîtres que furent institués les concours musicaux des Gymnopédies à Lacédémone, des « Représentations » en Arcadie, et, à Argos, dans la fête des..., ce qu'on appelle les Endymatia. De ces musiciens, Thalétas, Xénodamos et Xénocritos composèrent des péans, Polymnestos des airs dits Orthiens, Sacadas des élégies.

« D'autres auteurs prétendent que Xénodamos composa des hyporchèmes, non des péans : de cet avis est Pratinas. On conserve d'ailleurs un chant de Xénodamos lui-même, qui est manifestement un hyporchème. Pindare a aussi cultivé ce genre de composition. Que le péan diffère de l'hyporchème, c'est ce que montreront les poésies de Pindare ; car il a écrit et des péans et des hyporchèmes.

« De même pour Thalétas le Crétois, c'est une question controversée de savoir s'il composa réellement des péans. Glaucos, après avoir dit que Thalétas vécut plus tard qu'Archiloque, assure qu'il imita les airs de celui-ci, mais en leur donnant plus d'ampleur, et qu'il introduisit dans la facture de ses chants le péon et le rythme crétique, mesures dont Archiloque n'avait pas fait usage, non plus qu'Orphée ou Terpandre ; en effet, dit-on, c'est à la musique de flûte d'Olympos que Thalétas emprunta ces nouveautés et il leur dut de passer pour un compositeur excellent.

« Pour Xénocritos également, qui était originaire de Locres en Italie, on conteste qu’il ait été un auteur de péans. On prétend qu'il traita des sujets héroïques, à incidents variés ; aussi quelques-uns appellent-ils ses compositions des dithyrambes. Suivant Glaucos, Thalétas est d'une génération antérieure à celle de Xénocritos.

VII. — Olympos. Invention du genre enharmonique.

« Quant à Olympos, dit Aristoxène, il est considéré par les musiciens comme l'inventeur du genre enharmonique ; car, avant lui, tous les airs étaient diatoniques ou chromatiques. Voici comment l'on présume que se produisit cette découverte. Olympos, se mouvant dans le genre diatonique faisait souvent passer la mélodie directement à la parhypate diatonique (Fa), en partant tantôt de la paramèse (Si), tantôt de la mèse (La), et en sautant la lichanos diatonique (Sol). Il remarqua la beauté du caractère de cette progression, admira la gamme construite sur cette analogie, l'adopta et y composa des airs dans le ton dorien. Ce faisant, il ne s'attachait plus aux particularités ni du genre diatonique, ni du chromatique, ni de l'enharmonique. Tel fut, en effet, le caractère de ses premières compositions, dites enharmoniques. On regarde comme la plus ancienne de toutes l'air spondiaque, où aucune des divisions normales du tétracorde ne manifeste ses particularités, à moins que, considérant l'intervalle dit « spondiasme surtendu », on ne veuille y reconnaître l'indice du genre diatonique. Mais il est clair qu'une pareille assimilation constituerait à la fois une erreur et une discordance : une erreur, parce que l'intervalle en question est d'un quart de ton plus petit que l'intervalle d'un ton, voisin de la tonique (La-Si) ; une discordance, parce que, en admettant même que l'on assimilât l'intervalle caractéristique du spondiasme surtendu à la valeur d'un ton, il en résulterait que la gamme contiendrait deux ditons successifs, l'un incomposé, l'autre composé. Telle fut donc la nature des premiers airs enharmoniques ; car le pycnon enharmonique du tétracorde des moyennes, dont on fait actuellement usage, ne semble pas être du fait du vieux maître : il est facile de s'en assurer en écoutant un aulète qui joue à la mode ancienne, car il garde incomposé même le demi-ton des moyennes (Mi-Fa). Plus tard, le demi-ton des disjointes également fut décomposé dans les airs lydiens et phrygiens. Il est clair qu'Olympos a agrandi le domaine de la musique en y introduisant un élément nouveau, inconnu de ses prédécesseurs ; par là il faut voir en lui l'ancêtre de la musique grecque et vraiment belle.

VIII. — Histoire des rythmes. Déformation de la musique.

« Les rythmes aussi ont leur histoire : dans la suite des temps on a inventé de nouveaux genres, de nouvelles espèces de rythmes, et aussi des mélopées et des rythmopées nouvelles. Tout d'abord l'innovation de Terpandre introduisit dans la musique un beau style. Après le style de Terpandre, Polymnestos employa un style nouveau, tout en restant lui aussi attaché aux beaux modèles. Il en fut de même de Thalétas et de Sacadas : eux aussi innovèrent dans leurs rythmopées, sans toutefois se départir du beau caractère. On mentionne aussi les innovations d'Alcman et de Stésichore, qui ne s'éloignèrent pas non plus du beau.

« Mais Crexos, Timothée, Philoxène et les autres compositeurs de cette époque tombèrent dans la vulgarité et dans l'affectation de la nouveauté, en poursuivant le style appelé maintenant populaire et théâtral. Le petit nombre des cordes, la simplicité et la gravité de la musique, tout cela fut désormais tout à fait suranné.

« Après vous avoir parlé, dans la mesure de mes forces, de la musique primitive, de ses premiers inventeurs, de ceux qui, de siècle en siècle, l'ont enrichie de leurs découvertes, j'arrêterai ici mon exposé et je passerai la parole au camarade Sotérichos, qui, lui, n'a pas borné ses études à la musique seule, mais les a étendues à tout le cercle des connaissances humaines ; car pour moi je me suis confiné surtout dans l'exécution de la musique instrumentale. »

Sur ces mots Lysias termina son discours; puis Sotérichos s'exprima à peu près comme il suit :

IX. — Origine divine de la musique, particulièrement de la flûte.

« C'est un art respectable et très cher aux dieux, excellent Onésicratès, que tu as proposé pour sujet à nos entretiens. Je félicite notre maître Lysias de son intelligence de la matière, non moins que de la mémoire dont il a fait preuve en nous rappelant les inventeurs de la musique primitive et les auteurs qui en ont traité. Je me permettrai seulement d'observer qu'il a fondé son exposé exclusivement sur le témoignage des chroniques. Pour moi j'ai entendu dire que ce n'est pas à un homme que nous devons la découverte des bienfaits de la musique, mais au dieu paré de tous les mérites, Apollon.

« En effet, il n'est pas vrai, comme d'aucuns le pensent, que c'est Marsyas ou Olympos ou Hyagnis qui a inventé la flûte, et que seule la cithare appartient à Apollon. En vérité, on doit à ce dieu l'invention de l'aulétique, aussi bien que de la citharistique. C'est ce qui résulte clairement des chœurs et des sacrifices qu'on célébrait, au son des flûtes, en l'honneur de ce dieu, comme le rapporte, entre autres, Alcée dans un de ses hymnes. En outre, la statue monumentale d'Apollon à Délos tient dans la main droite un arc, dans la main gauche les Grâces, dont chacune tient un instrument de musique : celle-ci une lyre, celle-là une paire de flûtes, celle du milieu une syringe qu'elle approche de ses lèvres. Ce propos n'est pas le mien : Anticleidès dans sa description de Délos et Istros dans ses Apparitions ont longuement parlé de ces détails. Et cette statue est si ancienne qu'on la dit l'œuvre des Méropes contemporains d'Héraclès. Semblablement, l'enfant qui transporte à Delphes le laurier de Tempe est accompagné d'un joueur de flûte ; et les offrandes sacrées des Hyperboréens étaient, dit-on, jadis apportées à Délos au son des flûtes, des syringes et de la cithare. D'autres vont jusqu'à dire que le dieu lui-même s'exerça sur la flûte, comme le raconte l'excellent poète lyrique Alcman. Corinne prétend même qu'Apollon reçut d'Athéna des leçons de flûte.

X. — Des modes admis ou rejetés par Platon dans sa République.

« La musique, invention des dieux, est donc sous tous les rapports un art respectable. Les anciens l'ont pratiquée, comme tous les autres arts, en lui conservant sa dignité ; mais les modernes, rejetant tout ce qu'elle avait de vénérable, ont introduit dans les théâtres, à la place de cet art mâle, céleste, cher aux dieux, une musique efféminée et babillarde.

« C'est pourquoi Platon, au troisième livre de sa République, s'indigne contre une pareille musique. Il condamne le mode lydien, parce qu'il est aigu et propre aux lamentations funèbres : aussi dit-on que son origine première le rattache aux cérémonies du deuil. Aristoxène, dans son premier livre De la musique, dit qu'Olympos le premier joua sur la flûte un air funèbre en mode lydien, sur la mort de Python. D'autre part, Pindare, dans ses Péans, dit que le mode lydien nous fut enseigné pour la première fois aux noces de Niobé. D'autres, enfin, prétendent que Torrhébos le premier fit usage de ce mode, comme le raconte Denys, surnommé l'Iambe.

« Le mixolydien également est un mode pathétique, qui convient à la tragédie. Aristoxène attribue l'invention du mixolydien à Sappho, de qui les poètes tragiques en auraient appris l'usage ; en l'adoptant, ils l'associèrent avec le mode dorien, attendu que celui-ci a de la magnificence et de la dignité, celui-là du pathétique, et que c'est du mélange de ces deux éléments qu'est formée la tragédie. Ensuite Lamproclès d'Athènes, ayant reconnu que ce mode n'a pas sa disjonction là où presque tous le croyaient, mais à l'aigu, lui aurait donné la forme actuelle, qui va, par exemple, de la paramèse (Si) à l'hypate des hypates (Si grave).

« Le lydien relâché, qui est contraire au mixolydien, mais semblable à l'iastien, fut inventé aussi, dit-on, par un Athénien, Damon. Mais dans l'Histoire de l'harmonique, on en attribue l'invention à Pythocleidès l'aulète. Certains auteurs enfin disent que Mélanippidès fut le premier à employer ce mode.

« Ces modes étant l'un funèbre, l'autre dissolu, Platon a bien fait de les rejeter pour choisir le mode dorien comme seul convenable à des hommes guerriers et tempérants, Non pas, comme le dit Aristoxène au deuxième livre De la musique, qu'il ignorât que, même dans ces modes qu'il condamnait, il pût se trouver quelque chose d'utile pour un État conservateur; car Platon était très versé dans la science musicale qu'il avait étudiée sous la direction de Dracon l'Athénien et de Mégyllos d'Agrigente ; il n'ignorait pas non plus les modes éolien et iastien, et savait que la tragédie a fait aussi usage de ces genres de mélopée. Mais parce que, comme je l'ai dit plus haut, il y a dans le mode dorien un grand caractère de gravité, il lui accorda la préférence.

« Il n'ignorait pas davantage que beaucoup de parthénées doriens ont été composés par Alcman, Pindare, Simonide et Bacchylide, ainsi que des chants processionnels et des péans ; il savait qu'autrefois on a même mis en musique dans ce mode des lamentations tragiques et jusqu'à des chansons d'amour. Mais il se contentait des hymnes à Ares et à Athéna et des airs de libation : voilà les chants qui lui paraissaient propres à fortifier l'âme d'un homme tempérant.

XI. — Des formes musicales rejetées par un goût sévère.

« D'une manière générale, si les anciens n'ont fait usage que d'un petit nombre de modes, ce n'est pas faute de les connaître tous. Ce n'est point par ignorance qu'ils se sont mis si fort à l'étroit et n'ont employé que si peu de cordes; ce n'est point par ignorance qu'Olympos, Terpandre et les sectateurs de leur école ont retranché de leurs chants la multiplicité des sons et la variété des modulations. J'en ai pour témoin les compositions mêmes d'Olympos et de Terpandre et de tous les maîtres du même style. Avec leur nombre exigu de cordes et leur simplicité, elles l'emportent à tel point sur les compositions variées et multicordes, que nul ne peut imiter le style d'Olympos et qu'il laisse derrière lui tous les auteurs d'airs chargés de notes et de modulations.

« Une preuve évidente que ce n'est pas par ignorance que les anciens se sont abstenus de la trité (Ut) dans le style spondiaque, c'est l'emploi qu'ils faisaient de cette note dans la partie d'accompagnement : jamais ils ne l'auraient employée en consonance avec la parhypate (Fa), ... s'ils ne l'avaient pas connue. Il est clair que la beauté du caractère qui résulte de la suppression de la trité dans le style spondiaque est la véritable cause qui a déterminé leur sentiment musical à conduire directement la mélodie vers la paranète (Ré).

« Même observation en ce qui concerne la nète (Mi 2). Elle aussi était employée dans l'accompagnement, tantôt en dissonance avec la paranète {Ré), tantôt en consonance avec la mèse (La) ou la paramèse (Si) ; mais dans le chant elle ne paraissait pas convenir au style spondiaque.

« Ce n'est pas tout : la trité des conjointes (Si bémol) était employée par tous de la même façon. Dans l'accompagnement, on s'en servait en dissonance avec la paranète (Ré) et la lichanos (Sol); dans le chant on aurait eu honte d'en faire usage, à cause du caractère qui en résulte. Les airs phrygiens prouvent bien que cette note n'était pas inconnue d'Olympos et de ses disciples : en effet, elle figure non seulement dans l'accompagnement, mais encore dans le chant des Métroa et de quelques autres compositions phrygiennes.

« Enfin, en ce qui concerne le tétracorde des hypates (Si-Mi 1), il est encore visible que ce n'est pas par ignorance qu'ils s'en abstenaient dans les airs doriens : en effet, ils s'en servaient dans les autres modes, preuve qu'ils le connaissaient bien ; mais, pour conserver le caractère moral, ils le supprimaient dans le mode dorien dont ils respectaient la beauté.

« Il en est de même des poètes tragiques. Aujourd'hui encore la tragédie s'abstient du genre chromatique, tandis que la cithare, plus ancienne de plusieurs générations que la tragédie, en a fait usage dès l'origine. — D'ailleurs, il est clair que le chromatique est plus ancien que l'enharmonique : plus ancien, bien entendu, par rapport à la découverte et à l'usage qu'en ont fait les hommes, car, à considérer les genres en eux-mêmes, selon leur nature, aucun n'est plus ancien que l'autre. — Si donc on prétendait qu'Eschyle et Phrynichos se sont abstenus du chromatique faute de le connaître, ne serait-ce pas une absurdité? A ce compte, on pourrait prétendre que Pancratès aussi ignorait le genre chromatique; il s'en abstenait, en effet, dans la plupart de ses ouvrages, mais il s'en est servi dans quelques-uns; son abstention n'était donc pas ignorance, mais système : il avait pris pour modèle, comme il l'a dit lui-même, la manière de Pindare et de Simonide, et en général ce qu'on appelle aujourd'hui « le vieux style ».

« Le même raisonnement s'applique à Tyrtée de Mantinée, à André de Corinthe, à Thrasylle de Phlionte et à beaucoup d'autres, qui tous, nous le savons, se sont abstenus, par système, du chromatique, des modulations, de l'abondance des notes, et de bien d'autres procédés d'usage courant, rythmes, harmonies, mots, mélopées, interprétation. Pareillement Téléphanès le Mégarique avait une telle aversion pour les syringes qu'il ne permit même jamais à ses facteurs d'en adapter à ses flûtes : ce fut aussi la principale raison qui l'empêcha de concourir aux jeux Pythiques. En général, si du non-usage il fallait toujours conclure à l'ignorance, beaucoup même de nos contemporains n'échapperaient pas à la censure : par exemple, les flûtistes de l'école de Dorion qui méprisent la manière d'Antigénidas puisqu'ils n'en font pas usage, et réciproquement les Antigénidiens qui traitent de même le style de Dorion ; ou encore les citharèdes, qui rejettent la manière de Timothée et se sont presque tous jetés dans les pots-pourris de .... et dans les broderies de Polyeidos.

« Au surplus, si l'on examine avec équité et en connaissance de cause cette question de la variété, en comparant la musique d'autrefois et celle d'aujourd'hui, on reconnaîtra que même dans ce temps-là la variété était en usage. Ce sont les formes de la rythmopée qui présentaient chez les anciens une variété supérieure à celle d'aujourd'hui — car ils faisaient grand cas de la variété des rythmes — ainsi que les dessins de l'instrumentation : les musiciens d'aujourd'hui sont amoureux de mélodies, ceux d'autrefois l'étaient de rythmes.

« Il est donc clair que c'est par choix, et non par ignorance, que les anciens se sont abstenus des mélodies brisées. Pourquoi s'en étonner? Beaucoup d'autres choses auxquelles s'appliquent les hommes sont repoussées par quelques-uns, non point par ignorance, mais parce que, les considérant comme inconvenantes à certains égards, ils ont renoncé à s'en servir.

XII. — Connaissances harmoniques de Platon.

« Après avoir montré que ce n'est ni par ignorance ni par inexpérience que Platon a rejeté tous les autres modes, mais bien parce qu’il les jugeait peu convenables au genre de gouvernement qu'il avait en vue, je vais faire voir qu'il était versé dans la science harmonique. Dans la « Création de l'âme » du Timée, voici comment il montre qu'il avait étudié les mathématiques et la musique. « Après cela, « dit-il, (le démiurge) remplit les intervalles doubles et tri-« pies, en découpant dans la masse certaines parties qu'il (( inséra au milieu de ces intervalles, de telle sorte que « dans chaque intervalle il y eût deux termes moyens. » Ce préambule atteste son expérience de l'harmonie, comme je vais le montrer immédiatement.
« Il y a trois moyennes primordiales, d'où dérivent toutes les autres : l'arithmétique, la géométrique, l'harmonique. La première surpasse et est surpassée d'un nombre égal, la seconde d'un rapport égal, la troisième n'est équidistante ni par le nombre ni par le rapport. Platon donc, voulant démontrer par les principes de l'harmonie l'accord des quatre éléments et la raison du concert mutuel qui existe entre ces composants si différents, a placé dans chacun de ses intervalles deux moyennes psychiques, conformément à la proportion musicale. En effet, la consonance d'octave, en musique, embrasse deux intervalles moyens, dont je vais montrer la proportion. L'octave représente un rapport double, tel, par exemple, que celui de 6 à 12 : c'est l'intervalle formé par l'hypate des moyennes (Mi 1) et la nète des disjointes (Mi 2). Ainsi, 6 et 12 étant les termes extrêmes, l'hypate des moyennes aura le nombre 6, la nète des disjointes le nombre 12. Il reste à prendre deux nombres intermédiaires tels que les nombres extrêmes soient avec eux l'un en raison sesquitierce (4/3), l'autre en raison sesquialtère (3/2). Ces nombres sont 8 et 9 ; car 8 est sesquitiers de 6, 9 en est sesquialtère — voilà pour un des extrêmes ; l'autre terme extrême, 12, est sesquitiers de 9, sesquialtère de 8. Ces deux nombres tombant donc entre 6 et 12, et l'intervalle d'octave se composant de la quarte et de la quinte, il est clair que la mèse (La) aura pour expression numérique 8, et la paramèse (Si) 9. Ceci posé, l'hypate sera à la mèse comme la paramèse à la nète des disjointes. Car d'abord, de l'hypate des moyennes (Mi 1) à la mèse (La) il y a un intervalle de quarte, comme entre la paramèse (Si) et la nète des disjointes (Mi 2). La même relation se trouve entre les nombres : car 6 est à 8 comme 9 est à 12, et encore 6 est à 9 comme 8 est à 12, puisque 8 et 12 sont respectivement sesquitiers de 6 et 9, tandis que 9 et 12 sont sesquialtères de 6 et de 8.

« Ce que je viens de dire suffira pour démontrer quel zèle et quelle expérience Platon avait apportés dans l'étude des mathématiques.

XIII. — Théorie de l'harmonie d'après Aristote.

« Maintenant, que l'harmonie soit respectable, chose divine et grande, c est ce qu exprime Aristote, disciple de Platon, en ces termes :
« L'harmonie est céleste ; elle a une nature divine, belle, merveilleuse. En effet, elle est constituée en valeur par quatre membres, et présente deux moyennes, l'une arithmétique, l'autre harmonique. Il est manifeste que ses membres, leurs grandeurs et leurs excès s'accordent selon le nombre et la géométrie; car elle s'articule en deux tétracordes ».

« Tels sont ses propres termes. Aristote explique ensuite que le corps de l'harmonie est constitué par des membres dissemblables, mais consonant entre eux, et qu'en outre les termes moyens s'accordent avec les extrêmes suivant la raison harmonique et suivant la raison arithmétique. En effet, le son de la nète, qui est double de l'hypate, forme avec celle-ci la consonance d'octave — car la nète, comme nous l'avons dit plus haut, vaut 12 unités, l'hypate 6 ; nous avons dit encore que la paramèse, consonant avec l'hypate en raison sesquialtère, vaut 9, et la mèse, consonant avec l'hypate en raison sesquitierce, 8. Ces nombres déterminent les principaux intervalles de la musique : la quarte, qui est en raison sesquitierce, la quinte, qui est en raison sesquialtère, l'octave, qui est en raison double, enfin le ton, qui représente le rapport de 9/8.
« En outre, les membres extrêmes de l'harmonie surpassent les membres moyens et en sont surpassés des mêmes excès, soit en nombres, soit en raison géométrique. Aristote montre que ces excès ont les valeurs suivantes. D'une part, la nète (12) dépasse la mèse (8) de son propre tiers, l'hypate (6) est dépassée par la mèse dans la même proportion ; de même, la nète dépasse la paramèse (9) du tiers de celle-ci, la paramèse dépasse l’hypate de son propre tiers. Ces excédents sont donc des parties aliquotes... et les termes extrêmes dépassent la mèse et la paramèse et en sont dépassés dans la même proportion, 4/3 et 3/2. Telle est la proportion harmonique. D'autre part, l'excès de la nète (12) sur la paramèse (9), évalué en raison arithmétique, est de 3, c'est-à-dire égal à l'excès de la paramèse sur l'hypate (6)...

« Tels sont donc, d'après Aristote, les membres, les quantités et les excès qui constituent l'harmonie. Il ajoute : « Elle est formée, elle et toutes ses parties, d'une manière « extrêmement conforme à la nature, à savoir du pair, de « l'impair et du pairement impair. » En effet, prise dans son ensemble, elle est paire, puisqu'elle est composée de 4 termes ou membres. Quant à ses membres et à leurs rapports, ils sont pairs, impairs ou pairement impairs : car la nète, de 12 unités, est paire ; la paramèse, de 9, impaire ; la mèse, de 8, paire ; l'hypate, de 6, pairement impaire. Ainsi constituée, elle et ses parties, dans leurs excès et rapports mutuels, l'harmonie consonne dans sa totalité et avec chacune de ses parties. Enfin, des sensations même qui se produisent dans les corps, les unes, célestes et divines — la vue et l’ouïe — manifestent l'harmonie par le son et la lumière; les autres, qui font cortège à celles-ci, sont aussi, en tant que sensations, réglées par l'harmonie. Elles aussi, en effet, n'opèrent rien sans harmonie, inférieures, il est vrai, aux sensations maîtresses, mais non pas d'une essence opposée ; car celles-là, qui entrent dans les corps avec la présence d'une divinité, ont, comme de raison, une nature particulièrement vigoureuse et belle. »

XIV. — Rôle éducatif de la musique ancienne.

« Il est évident, d'après tout cela, que les anciens Grecs ont eu de bonnes raisons de donner tous leurs soins à l'éducation musicale. Ils estimaient qu'il fallait, à l'aide de la musique, façonner et accorder les âmes des jeunes gens aux bonnes mœurs, la musique étant d'un effet utile en toute occurrence et propre à nous exciter aux actions honnêtes, principalement dans les périls de guerre. Dans ces occasions les uns faisaient usage de la flûte, comme les Lacédémoniens, chez qui l'on jouait sur cet instrument l'air dit de Castor, toutes les fois qu'ils s'avançaient en bel ordre contre l'ennemi pour engager le combat. D'autres marchaient contre l'adversaire au son de la lyre : on dit que les Crétois ont longtemps conservé cette mode dans leurs expéditions guerrières. D'autres enfin, de nos jours encore, emploient la trompette.

« Les Argiens, dans le concours de lutte qu'ils célébraient à l'occasion des jeux Sthéniens, faisaient usage de la flûte : on dit que cette fête fut, à l'origine, instituée pour Danaos; plus tard on la consacra à nouveau en l'honneur de Zeus Sthénios. Aujourd'hui encore, il est de règle qu'on fasse entendre la flûte pendant l'exercice du pentathle ; à la vérité, on ne joue plus rien de choisi ni d'ancien, comme il était prescrit chez ces hommes d'autrefois, tel, par exemple, que l'air composé par Hiérax pour ce concours et appelé la Courante; pourtant, quoique faible et commun, l'air de flûte s'est maintenu dans l'usage. « A une époque encore plus reculée, les Grecs, dit-on, ne connaissaient même pas la musique de théâtre ; cet art chez eux, était tout entier consacré au culte des dieux et à l’éducation de la jeunesse. Parmi ces hommes il n'y avait même point encore de théâtre construit; la musique, renfermée encore dans l'enceinte des temples, y servait à honorer la divinité et à chanter la louange des braves. Il y a même apparence que le mot théâtre, d'une introduction récente, et le mot théôrein (assister à une fête), beaucoup plus ancien, dérivent l'un et l'autre de théos (dieu). Mais de nos jours le style de décadence a tellement prévalu, qu'on a perdu jusqu'au souvenir et à l'intelligence du style éducatif, et que tous ceux qui cultivent la musique s'adonnent uniquement à la muse de théâtre.

XV. —Développements successifs de la musique ancienne.

« Mais, me dira-t-on, mon cher, les anciens n'ont donc jamais rien ajouté en musique, rien innové? — Si fait, ils ont ajouté, mais toujours en respectant la gravité et la décence.

« En effet, ceux qui ont écrit cette histoire ont attribué à Terpandre l'introduction de la nète dorienne, que ses prédécesseurs n'employaient pas dans le chant; puis le genre de mélodie dit orthien qui emploie les pieds orthiens, et, outre l'orthien, le trochée sémantique. On dit aussi qu'il inventa le mode mixolydien tout entier. En outre, comme le dit Pindare, Terpandre fut l'inventeur des chansons de table dites scolies.

« Semblablement, Archiloque inventa la rythmopée des trimètres, et leur combinaison avec des rythmes d'une autre espèce, puis la paracatalogé et l'accompagnement instrumental qui convient à ces diverses formes de chant.

« On lui attribue aussi le premier emploi des épodes, des tétramètres (trochaïques), du crétique (ditrochée) et du prosodiaque, l'allongement du vers héroïque, et, suivant quelques-uns même, le distique élégiaque; en outre, la combinaison du vers iambique avec le péon épibate et celle du vers héroïque allongé avec le prosodiaque et le crétique. De plus, c'est Archiloque, dit-on, qui enseigna tantôt de chanter les vers iambiques, tantôt de les réciter aux sons d'un instrument; les poètes tragiques lui auraient emprunté cet usage et Crexos s'en empara à son tour pour le dithyrambe. On pense aussi que c'est Archiloque le premier qui imagina l'accompagnement divergent, à l'aigu du chant, tandis que chez les anciens l'accompagnement était toujours à l'unisson.

« On fait honneur à Polymnestos du mode aujourd'hui appelé hypolydien et l'on dit aussi qu'il créa l'eclysis (intervalle de 3/4 de ton) et l'ecbolé (5/4 de ton).

« Et cet Olympos lui-même, auquel on fait remonter l'origine de la musique hellénique et nomique, découvrit, dit-on, le genre enharmonique, et parmi les rythmes, le prosodiaque, dans lequel est écrit le nome d'Ares, et le chorée, dont il fait grand usage dans les cantiques en l'honneur de la Mère des dieux; quelques-uns pensent qu'Olympos inventa aussi le bacchius (choriambe).

« Chacun des anciens airs prouve que les choses se sont passées ainsi.

XVI. — Des corrupteurs de la musique.

« Mais Lasos d'Hermione, en imprimant aux rythmes une allure dithyrambique, en s'inspirant de la multiplicité des sons des flûtes, en employant des notes plus nombreuses et plus espacées, opéra une révolution dans la musique de son temps.

« L'aulétique elle-même passa d'un genre plus simple à plus de variété. Anciennement, il était d'usage que les joueurs de flûte reçussent leur salaire des poètes : c'est que la poésie jouait le premier rôle et que les aulètes n'étaient que les serviteurs des poètes-instructeurs. Plus tard, la corruption s'introduisit là aussi...

« Pareillement Mélanippidès le compositeur lyrique, qui vint ensuite, ne se contenta pas de la musique de son temps, pas plus que Philoxène et Timothée. [Ce fut lui qui divisa en un plus grand nombre de sons la lyre qui était restée heptacorde jusqu'à Terpandre d'Antissa.] Aussi le poète comique Phérécrate a-t-il mis en scène la Musique, sous les habits d'une femme, le corps tout maltraité. Il représente la Justice l'interrogeant sur la cause de sa disgrâce, et celle-ci répond :

« Je parlerai sans me faire prier : mon récit t'amusera à entendre, comme moi à le faire. Mes maux commencèrent avec Mélanippidès : c'est lui le premier qui me prit, me détendit et me relâcha en me donnant neuf cordes. Pourtant c'était encore, pour moi, un homme passable, quand je le compare à mes maux présents. Ensuite vint Cinésias, le maudit Athénien, qui, en chargeant ses strophes de modulations discordantes, m'a si bien démolie, que dans la composition (?) de ses dithyrambes, comme lorsqu'on se regarde dans un bouclier, la droite paraît à gauche.

« Et pourtant lui aussi m'était encore supportable. Après cela Phrynis, introduisant un tourbillon de sa façon, à force de me plier et de me tourner, acheva de me détruire, avec ses onze cordes où il logeait quatre octaves différentes ; lui aussi, malgré tout, je pouvais le supporter, car le mal qu'il faisait, il finissait par le réparer. Mais Timothée, ma chère, celui-là m'a enfoncée et massacrée sans la moindre vergogne. — Quel est donc ce Timothée ? — Un Milésien au poil roux. — Il t'a fait du mal, lui aussi ? — Lui ? Il a dépassé en méchanceté tous ceux que j'ai nommés. Il a introduit des fourmillements monstrueux, hors de toute harmonie, des notes suraiguës et illicites, des fioritures, il m'a remplie tout entière de chenilles comme une rave... et quand il me rencontrait par hasard me promenant seule, il me déshabillait et me mettait en pièces avec douze cordes. »

« Le comique Aristophane mentionne de même Philoxène et dit qu'il introduisit dans les chœurs cycliques des « chants de moutons et de chèvres ». Et d'autres poètes comiques ont dénoncé l'absurdité de ceux qui, dans la suite, ont achevé de mettre la musique en miettes. »

XVII. — Importance et programme de l'éducation musicale.

« Que le talent puisse être dévié ou redressé par (?) l'éducation et les préceptes, c'est ce qu'a bien fait voir Aristoxène par l'exemple suivant. Un de ses contemporains, dit-il, Télésias de Thèbes, avait dans sa jeunesse été élevé dans le culte de la plus belle musique et avait appris les airs des plus célèbres compositeurs, notamment ceux de Pindare, de Denys de Thèbes, de Lampros, de Pratinas, et des autres lyriques qui ont excellé dans la composition vocale et instrumentale. Il jouait aussi fort bien de la flûte et s'était appliqué avec succès aux autres branches de l'instruction générale. Cependant, après avoir dépassé la fleur de l'âge, il se laissa séduire à tel point par la musique théâtrale et variée, qu'il prit en mépris ces beaux modèles dont s'était nourrie son enfance, et se mit à apprendre par cœur les œuvres de Philoxène et de Timothée, en choisissant même de préférence celles où la variété et la nouveauté étaient portées au comble. Mais ensuite, lorsqu'il voulut composer lui-même et s'essaya dans les deux genres, celui de Pindare et celui de Philoxène, il ne put jamais réussir dans ce dernier, et la cause en était l'excellente éducation qu'il avait reçue dès l'enfance.

« Si donc on veut cultiver la musique avec choix et distinction, il faut imiter le style ancien, il faut aussi compléter l'étude de la musique par celle des autres sciences et lui adjoindre pour guide la philosophie : car c'est cette dernière qui est seule capable de fournir à la musique une règle de convenance et un principe d'utilité.

« En effet, comme, dans sa division la plus générale, la musique se compose de trois branches, harmonique, rythmique, métrique, il faut que celui qui se mêle de musique connaisse ces parties elles-mêmes, la composition qui les met en œuvre et l'interprétation qui transmet les compositions.

« Considérons d'abord que tout enseignement musical n'est qu'une routine qui laisse de côté la connaissance du pourquoi chacune des choses dont elle traite doit être apprise par l'élève.

« Rappelons-nous, en outre, que dans cet enseignement élémentaire on ne fait même pas entrer un dénombrement complet des divers modes. Mais la plupart apprennent au hasard ce qui plaît au maître ou à l'élève ; les hommes de sens dédaignent d'agir au hasard ; tels jadis les Lacédémoniens, les gens de Pellène et de Mantinée : choisissant un mode unique ou un très petit nombre de modes qu'ils croyaient convenir au redressement des mœurs, ils s'en tenaient, dans l'usage, à cette musique limitée.

« Semblablement, quoique la matière mélodique se subdivise en trois genres, diatonique, chromatique, enharmonique, égaux par l'étendue des gammes et les rangs des sons comme des tétracordes, cependant les anciens n'ont traité que d'un seul des trois : en effet, nos prédécesseurs n'ont jamais fait porter leurs recherches ni sur le chromatique ni sur le diatonique, mais uniquement sur l'enharmonique, et même ce genre ils ne l'ont étudié que dans les limites d'une seule gamme, l'octave. Ils ne s'entendaient pas sur la nuance exacte de l'accord, mais que ce fût là l'unique « harmonie » véritable, c'était leur avis presque unanime.
« Jamais donc la science harmonique ne pourra être embrassée complètement par quelqu'un qui aura borné ses études à cette seule connaissance ; pour y arriver, il faut s'être rendu familier avec toutes les sciences spéciales et le corps entier de la musique, ainsi qu'avec les mélanges et combinaisons de ses parties : car celui qui n'est qu'harmonicien est toujours borné par quelque endroit.

« En effet, toute perception musicale comprend nécessairement trois éléments qui tombent à la fois dans l'ouïe : un son, un temps et une syllabe ou une lettre. De la succession des sons résultera la connaissance de la mélodie, de celle des temps la connaissance du rythme, de celle des lettres ou syllabes la connaissance du texte. Or, comme ces trois successions s'avancent conjointement, il est nécessaire que la sensation s'y applique en même temps.

« Pour parler en général, il faut donc que dans le jugement appliqué aux différentes parties de la musique, la sensation marche toujours de front avec l'intelligence, sans jamais prendre les devants, comme le font les sensations emportées et précipitées, ni sans rester en arrière, comme le font celles qui sont lentes et difficiles à émouvoir ; quelques-unes même cumulent ces deux défauts, tantôt prenant les devants, tantôt restant en arrière, par je ne sais quelle anomalie naturelle. Il faut donc corriger de ces imperfections la sensation si l'on veut qu'elle marche de pair avec l'intelligence.

« Et, autre chose évidente, si la sensation n'est pas capable de séparer chacun des trois éléments susdits, il ne lui sera pas possible de saisir le fil de chacune des trois successions séparées et d'apercevoir les fautes ou les beautés dans chacune d'elles. Il faut donc acquérir d'abord la faculté de séparer, ensuite celle de rétablir la continuité : car le sentiment de la continuité est nécessaire au sens critique, puisque le beau et le laid ne résident pas dans certains sons, temps ou lettres isolés, mais dans une série continue : ils consistent, en effet, dans une certaine combinaison, par l'usage, de parties incomposées.

« Voilà pour ce qui concerne la compréhension musicale. Il faut ensuite observer que la connaissance de la musique ne suffit pas encore pour la critique musicale. Il n'est pas possible, en effet, de devenir à la fois un musicien et un juge musical accompli parla seule réunion des connaissances qui passent pour être les parties de la musique intégrale, telles que la pratique des instruments et du chant, l'exercice de la perception simultanée — j'entends celle qui s'applique à la fois à l'intelligence de la mélodie, du texte, et du rythme, — puis encore la science de la rythmique et de l'harmonique, la théorie de l'accompagnement et du style poétique, et d'autres encore, s'il s'en trouve. Pourquoi toutes ces connaissances ne suffisent pas à faire un critique, c'est ce qu'il nous reste à montrer.

« D'abord, parce que, parmi les objets soumis à notre appréciation, les uns ont leur fin en eux-mêmes, les autres ne l'ont pas. A sa fin en elle chaque composition musicale elle-même, comme un air de chant, de flûte ou de cithare, ou l'interprétation de chacune de ces choses, comme le jeu de flûte, le chant et autres semblables. N'ont pas leur fin en eux-mêmes, les moyens tendant à ces buts et mis en œuvre pour les atteindre, tels que les différentes parties de la composition et de l'interprétation.

« En second lieu, parce que nous avons à juger également de la convenance de l'interprétation et de la composition : car elle aussi nous est soumise.

« Ainsi, en entendant un joueur de flûte, on ne doit pas juger seulement si les flûtes sont d'accord ou non, si le phrasé est clair ou non; tout cela ne représente que des parties de l'interprétation aulétique, ces choses ne sont pas fin en elles-mêmes, mais ont lieu en vue d'une fin déterminée. Mais au-delà de ces détails et d'autres du même genre, nous avons encore à juger le caractère de l'interprétation, s'il est conforme à l'esprit de la composition donnée, que le virtuose s'est proposé de transmettre et de traduire.

« Même observation pour le caractère et les sentiments exprimés par l'art créateur dans les compositions musicales. La chose sera claire si nous considérons quel est l'objet de chacune des sciences particulières dont se compose la musique.

« L'harmonique, par exemple, a évidemment pour objet les genres de la mélodie, les intervalles, les modes, les sons, les tons et les modulations modales. Elle n'est pas capable d'aller plus loin. Ainsi il ne faut même pas lui demander de décider si le compositeur a choisi à propos, par exemple, dans les « Mysiens » le mode hypodorien pour le début, le mixolydien et le dorien pour le final, l'hypophrygien et le phrygien pour le milieu. La science harmonique ne s'étend pas jusqu'à ces questions; elle a besoin, pour les résoudre, du secours de beaucoup d'autres études : car elle ignore la vertu de la convenance esthétique. En effet, ni le genre chromatique ni l'enharmonique n'aura jamais en lui-même la raison suffisante de cette convenance et le secret de ce qui exprime de la composition : ceci dépend du talent de l'artiste. Et certes il est clair qu'autre est la mélodie d'un mode, autre la mélopée composée dans ce mode, laquelle mélopée n'est pas du ressort de la science harmonique.

« Il en va de même des rythmes. Aucun rythme n'aura en lui-même la raison suffisante de la convenance complète. Quand nous parlons de convenance, en effet, nous avons toujours en vue un certain caractère; et ce caractère, nous le savons, est le produit d'une combinaison, d'un mélange ou de l'un et de l'autre. Ainsi, chez Olympos, le mélange du genre enharmonique, placé sur le ton phrygien, avec le péon épibate : c'est cette association, en effet, qui détermine le caractère du début du nome d'Athéna, avec une mélopée et une rythmopée appropriées. Maintenant, alors que le genre enharmonique et le ton phrygien restent invariables, et par surcroît le mode tout entier, mais que le rythme seul subit une modulation habile et passe du péon au trochée, le caractère esthétique éprouve un changement considérable : en effet, le morceau appelé Harmonie dans le nome d'Athéna diffère beaucoup, par le caractère, de l'introduction.

« Pour faire un musicien complet, il faut donc réunir à la science musicale le sens critique. Car celui qui connaît le mode dorien, sans savoir juger de la convenance de son emploi, ne saura ce qu'il fait et ne préservera même pas le caractère du genre ; puisque, même en ce qui concerne les mélopées, c'est une question de savoir si la science harmonique doit s'occuper de les distinguer ou non. De même pour toute la science rythmique : celui qui connaît le péon ne connaîtra pas la convenance de son emploi par cela seul qu'il sait comment est fait un péon, puisque, au sujet des rythmopées elles-mêmes, c'est une question si la science rythmique doit en connaître, ou si elle ne s'étend pas jusque-là. Il est donc nécessaire, pour juger de ce qui est convenable et de ce qui ne l'est pas, de posséder au moins deux connaissances : d'abord celle du caractère esthétique en vue duquel a lieu la combinaison, ensuite celle des éléments qui entrent dans la combinaison.

« Ce que nous venons de dire suffit à montrer que ni l'harmonique, ni la rythmique, ni aucune autre des sciences dites particulières ne suffit, à elle seule, à distinguer le caractère et à juger les compositions.

XVIII. — Anciens et modernes. Abandon du genre enharmonique.

« Ainsi, c'est à cause du grand souci qu'ils avaient des mœurs que les Anciens accordaient la préférence au caractère grave et sobre de la vieille musique. On dit même que les Argiens établirent autrefois une punition contre les infractions aux lois de la musique et infligèrent une amende à celui qui, le premier, s'avisa chez eux d'employer plus de sept cordes et de s'écarter de la gamme mixolydienne. Le grave Pythagore rejetait le témoignage de la sensation dans le jugement de la musique ; il disait que la vertu de cet art doit se percevoir par l'intelligence, et par conséquent il la jugeait non d'après l’oreille, mais d'après l'harmonie mathématique. Il estimait aussi qu'il fallait borner l'étude de la musique aux limites de l'octave.

« Mais voyez les musiciens d'aujourd'hui : le plus beau des genres, celui que les anciens cultivaient de préférence à cause de sa gravité, ils l'ont complètement abandonné, à tel point que chez la plupart on ne trouve plus même la moindre compréhension des intervalles enharmoniques. Ils poussent si loin l'inertie et la nonchalance que, à les entendre, la diésis enharmonique n'offre même pas l'apparence d'un phénomène perceptible aux sens, qu'ils la bannissent de la mélodie et prétendent que ceux qui ont raisonné de cet intervalle et employé ce genre n'ont fait que divaguer.

« La preuve la plus solide qu'ils croient apporter de la vérité de leur dire, c'est d'abord leur propre insensibilité — comme si tout ce qui leur échappait devait être nécessairement inexistant et impraticable ! Puis, que l'intervalle en question ne peut être obtenu par une chaîne de consonances, comme le sont le demi-ton, le ton et les autres intervalles semblables. Ils ignorent qu'à ce compte il faudrait rejeter aussi le troisième intervalle, le cinquième et le septième, qui se composent respectivement de trois, cinq et sept diésis ; et, en général, tous les intervalles dits « impairs » devraient être écartés comme impraticables, puisqu'aucun d'eux ne peut s'obtenir par une chaîne de consonances : ces intervalles sont tous ceux qui ont pour mesure un nombre impair de diésis enharmoniques. Il résulterait encore de là qu'aucune des divisions du tétracorde ne pourrait être utilisée, excepté celles qui font uniquement usage d'intervalles « pairs » : à savoir le diatonique synton et le chromatique tonié.

« Mais dire et imaginer cela, ce n'est pas seulement se mettre en contradiction avec les faits, mais encore avec soi-même. Nous voyons, en effet, ces mêmes gens employer avec prédilection celles des divisions du tétracorde où la plupart des intervalles sont ou impairs ou irrationnels, car ils abaissent toujours les médiantes et les sensibles; bien plus, ils vont jusqu'à relâcher certains des sons fixes d'un intervalle irrationnel, et en rapprochent par un relâchement correspondant les sixtes et les secondes. Ainsi ils estiment par dessus tout l'emploi de gammes où la plupart des intervalles sont irrationnels, par suite du relâchement non seulement des sons mobiles, mais encore de certains sons fixes, comme il est clair pour quiconque est capable de percevoir ces choses.

XIX. — Utilité de la musique.

« Quant à l'usage de la musique, tel qu'il convient à un homme, c'est l'excellent Homère qui nous l'a enseigné. Voulant montrer, en effet, que la musique est souvent utile, il nous représente Achille, pour calmer la colère qu'il a conçue contre Agamemnon, faisant appel à la musique, qu'il avait apprise du très sage Chiron :

« Ils le trouvèrent (dit-il) charmant son âme aux sons de la phorminx harmonieuse, — belle, artistement travaillée, traversée par un joug d'argent ; — il l'avait choisie parmi les dépouilles de la ville d'Eétion, détruite par lui; — c'est avec elle qu'il charmait son cœur, et il chantait les gloires des héros. »

« Apprenez, nous dit Homère, quel usage il faut faire de la musique : chanter les gloires des héros et les hauts faits des demi-dieux, voilà ce qui convenait à Achille, fils du très juste Pelée. Homère nous enseigne encore quel est le temps le plus propre à cette occupation : il en fait l'exercice utile et agréable des moments de loisir. Né pour la guerre et l'action, Achille, par suite de sa colère contre Agamemnon, ne prenait plus aucune part aux périls de la guerre. Homère estime donc qu'il était convenable de montrer le héros aiguisant son courage par les plus beaux airs, de manière à rester prêt pour sa prise d'armes qui devait bientôt survenir ; et c'est ce qu'il faisait en se rappelant les hauts faits d'autrefois.

« Telle était la musique ancienne et tel l'usage qu'on en faisait. Nous apprenons, en effet, que cet art fut cultivé par Héraclès, par Achille et par beaucoup d'autres, qui eurent, dit-on, pour maître le très sage Chiron, lequel enseignait à la fois la musique, la justice et la médecine.

« En général, l'homme sensé ne fera jamais un reproche aux diverses disciplines du mauvais usage qu'on en peut faire; il n'en accusera que la méchanceté de ceux qui s'y adonnent. Si donc un homme a étudié dans son enfance le style éducatif de la musique et a été instruit avec tout le soin nécessaire, on le verra toujours louer et approuver le bien, blâmer le mal en toute matière et particulièrement en musique; jamais un tel homme ne se souillera par une action déshonnête ; mais retirant de la musique les plus grands avantages, il sera aussi utile à lui-même qu'à sa patrie : il ne blessera jamais l'harmonie ni dans sa conduite ni dans ses discours, toujours et en tout lieu il respectera l'ordre, la décence et la sagesse.

« Aussi les états les mieux gouvernés ont-ils pris le plus grand soin de conserver à la musique un caractère élevé. Parmi beaucoup d'autres preuves qu'on pourrait en citer, rappelons Terpandre, qui apaisa jadis la sédition née à Lacédémone, et Thalétas le Crétois, qui, appelé, dit-on, sur l'ordre de la Pythie, guérit les Lacédémoniens par la musique et délivra Sparte de la peste qui la ravageait, comme le raconte Pratinas. D'ailleurs, Homère lui-même nous montre les Grecs apaisant, par l'emploi de la musique, la peste qui les dévastait ; il s'exprime ainsi :

« Eux, pendant tout le jour, apaisaient le dieu par leur chant, — entonnant un beau péan, les fils des Achéens; — ils chantaient Celui qui frappe au loin, et lui, réjouissait son cœur à les entendre. »
« Ces vers, mon bon maître, j'en ai fait la conclusion de mon discours sur la musique, comme toi-même tu les as cités en commençant pour nous faire sentir la puissance de cet art. Et, en vérité, sa première, sa plus belle fonction, c'est de rendre aux dieux la reconnaissance due à leurs bienfaits ; puis, en second lieu, de faire de notre âme comme un ensemble pur, mélodique et harmonieux. »

Ayant ainsi parlé : « Voilà, dit Sotérichos, mon bon maître, mon discours de table sur la musique. »

XX. — Épilogue.

Le discours de Sotérichos fut fort admiré; en effet, son visage, sa voix exprimaient l'ardeur de son zèle pour la musique. Alors mon maître reprenant la parole :

« Entre tant de mérites, dit-il, j'approuve singulièrement en vous que chacun de vous ait gardé son rôle : Lysias nous a payé son écot en exposant seulement tout ce qu'a besoin de connaître un citharède de profession ; Sotérichos nous a servi, en guise de dessert, tout ce qui concerne l'utilité et la théorie de la musique, aussi bien que sa puissance et son emploi. Il y a pourtant encore un sujet qu'ils ont sans doute voulu me réserver : car je ne les soupçonnerai pas d'avoir péché par mauvaise honte en refusant de faire descendre la musique au festin. Si, en effet, il est un endroit où la musique est utile, c'est au milieu des coupes, comme nous l'a indiqué l'excellent Homère quand il dit :

« Le chant et la danse, ce sont là les ornements d'un festin. »

« Que personne n'aille s'imaginer qu'en parlant ainsi Homère ait voulu dire que la musique ne pouvait servir qu'au divertissement : ces vers cachent un sens plus profond. Homère a voulu nous apprendre que la musique était d'un secours et d'une utilité singulière en de pareilles occasions, je veux dire dans les repas et les frairies des anciens. On y introduisait la musique, ainsi que le dit quelque part votre Aristoxène, comme capable de contrebalancer et d'adoucir la puissance échauffante du vin. Il assure qu'elle y fut introduite parce que le vin fait chanceler les corps et les intelligences de ceux qui en usent trop librement; la musique, par l'ordre et la symétrie qui résident en elle, les ramène, dit-il, à une disposition contraire et les adoucit. En pareille occasion, selon Homère, c'est donc comme un secours que les Anciens invoquaient la musique.

« Vous avez encore laissé de côté un point de vue, camarades, le plus élevé de tous et qui manifeste le mieux la dignité de la musique. C'est que le cours de l'univers, le mouvement des astres, si l'on en croit Pythagore, Archytas, Platon et les autres anciens philosophes, ne s'accomplissent et ne se développent point sans musique : car tout, disent-ils, a été organisé par Dieu selon l'harmonie. Mais il serait hors de saison de nous étendre maintenant là-dessus : la vertu suprême et musicale par excellence, c'est d'apporter en tout une juste mesure. »

Après avoir ainsi parlé il chanta le péan; puis, ayant offert une libation à Saturne et à tous les dieux qu'il engendra ainsi qu'aux Muses, il congédia ses convives.